Faire de l’évaluation des profils d’investissement une science

La législation d’un grand nombre de pays exige aujourd’hui des conseillers financiers qu’ils proposent des produits financiers adaptés au profil d’investisseur de leurs clients. Cependant, plus de 10 ans après l’entrée en vigueur de cette loi, les régulateurs des marchés déplorent encore le manque de conformité et de validité scientifique des outils de profilage de risque actuellement utilisés par les intermédiaires financiers.

Pourquoi évaluer le profil d’investisseur des clients ?

Après les crises financières des années 2000, les régulateurs financiers ont renforcé leurs politiques de protection des investisseurs. Les professions réglementées fournissant des conseils en gestion de fortune sont maintenant obligées de vérifier l’adéquation des produits financiers proposés vis-à-vis des clients. Les conseillers financiers doivent connaître leurs clients, et même avoir « une compréhension profonde de [leur] psychologie« , afin de proposer des produits adéquats. Dans l’Union Européenne, l’évaluation de l’adéquation des clients est régie par la directive MiFIDII, qui est entrée en vigueur en Janvier 2017.

Que disent exactement les régulateurs ?

D’après la directive MiFIDII, les sociétés d’investissement doivent effectuer des tests d’adéquation en évaluant chez leurs clients les indicateurs suivants :

  • Pertinence : Expérience et connaissance financière
  • Situation financière
  • Profil d’investisseur : Le profil d’investisseur d’un client comporte les objectifs d’investissement, l’horizon de temps, la tolérance au risque et la capacité à assumer des pertes.

D’après la directive MiFIDII, l’évaluation complète de l’adéquation est obligatoire seulement pour la gestion de portefeuille et le conseil en investissement. Pour les autres services financiers, seule l’évaluation de la pertinence est requise (DIRECTIVE 2014/65/EU (25)(2)(3)(4)).

Afin de faciliter l’implémentation de ces nouvelles exigences, le régulateur européen a publié des lignes directrices et des conseils techniques additionnels prévus pour assister dans la construction d’outils de profilage de risque conformes.

Voici un résumé des conseils techniques fourni par l’ESMA (MiFIDII) en 2014 (ESMA/2014/1569) :

  • Contrôle de la cohérence : Les intermédiaires financiers doivent prendre les précautions nécessaires pour contrôler la cohérence du profil d’investisseur de leur clients en recoupant celui-ci avec d’autres données du client.
  • Évaluation de l’aversion à la perte : Donner plus d’importance au niveau de perte que le client est prêt à assumer plutôt qu’au niveau de risque qu’il est prêt à prendre.
  • Enregistrer et mettre à jour les informations clients de manière régulière
  • Langage simple : Le conseiller financier doit s’assurer que le client est capable de comprendre les questions posées.

En plus des conseils techniques de 2014, il est pertinent de rappeler des lignes directrices additionnelles concernant MiFIDII que l’ESMA avait déjà donnée en 2012 :

  • Utiliser des exemples concrets : Entre autres, il est préférable de demander quel niveau de perte un client est prêt à accepter sur une période de temps donné plutôt que de lui demander directement s’il est à l’aise avec la prise de risque. L’ESMA donne l’exemple suivant : « Comment réagiriez-vous face à une perte de 10.000€ sur un investissement de 50.000€ ? »
  • Dissimulation des critères précis d’évaluation du profil d’investisseur : L’information fournie au client ne doit pas lui permettre de manipuler l’évaluation de son profil d’investisseur.
  • Questionnaires sur mesure : « Quand les questionnaires sont utilisés, ils doivent, quand et si cela est jugée nécessaire, et aussi dans la mesure où les couts le permettent, être fait sur-mesure.”, lignes directrices de l’ESMA 2012.
  • Prendre les données démographiques en compte telles que l’âge, le statut marital, la situation familiale (nombre d’enfants), la situation professionnelle ou le besoin de liquidité.

Comment le profil d’investisseur est-il évalué aujourd’hui ?

Pour se conformer à ces nouvelles exigences réglementaires, les intermédiaires financiers optent souvent pour un questionnaire papier avec quelques questions explicites. 85% de ces questionnaires ont été conçus en interne et varient énormément. Dans notre analyse de 504 de ces questionnaires de profilage des risques de 50 pays différents (52% de l’Union européenne), le nombre de questions varie de 1 à 25. 49% d’entre eux évaluent directement la tolérance au risque par la question : « Quel est votre niveau de risque ? » ou « Quelle est votre attitude face au risque ? ». Seulement 54% ont pris en compte l’aversion aux pertes.

Pourquoi les régulateurs et les chercheurs sont-ils intéressés par le profil de risque aujourd’hui ?

« Du point de vue de l’économie comportementale, le domaine du conseil financier est assez étrange et peu utile. Pour la plupart, les entreprises fournissant des services financiers professionnels s’appuient sur la réponse des clients à deux questions : de quelle part de votre salaire actuel aurez-vous besoin lors de votre retraite ? Quelle est votre attitude face au risque sur une échelle en 7 points ? De mon point de vue, ce sont des questions remarquablement inutiles. », Dan Ariely, professeur à l’Université Duke

Au cours de la dernière décennie, de nombreux rapports universitaires et officiels, en particulier en Europe, ont souligné le manque de conformité et de validité scientifique des questionnaires de profilage des investisseurs.

Dans une analyse menée par la Financial Services Authority (FSA) du Royaume-Uni en 2011, 54% des questionnaires ont été jugés inadéquats en raison de leur incapacité à mesurer l’attitude face au risque.

Dans un autre rapport de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) en 2011, « un tiers des questionnaires audités ont un pouvoir explicatif global supérieur à 25% (avec un maximum de 37,6%), tandis qu’un autre tiers n’atteint pas les 10%. (…) 10 des 14 questionnaires traitent des préférences en matière de prise de risque, mais souvent de manière superficielle. Seuls 8 questionnaires tentent de quantifier les préférences en matière de prise de risque et les questions posées sont souvent trop vagues pour être d’une réelle aide à la vente de produits adaptés. »

Des conclusions similaires ont été tirées d’études menées par des États membres européens :

  • La définition du risque n’est pas clairement séparée de la notion de perte ;
  • Les questionnaires n’intègrent pas les bases de la psychométrie, de l’économétrie et de l’économie comportementale pour évaluer correctement le profil d’investisseur des clients ;
  • La méthode de notation du questionnaire est souvent trop simple et affichée au client ;
  • La plupart des questions sont jugées trop simplistes ou trop techniques ou ambiguës ;
  • Il y a une énorme hétérogénéité dans le nombre de questions d’un questionnaire à l’autre ;
  • La cohérence des réponses n’est pas contrôlée ;
  • Les entreprises ne font pas l’effort de recueillir suffisamment d’informations sur le client, en particulier ses objectifs d’investissement et sa situation financière (éducation, profession, …) ;
  • Les entreprises comptent trop sur l’auto-évaluation de leurs clients ;
  • Les entreprises tentent de se soustraire à leur responsabilité de donner des conseils appropriés en donnant l’impression que c’est le client qui décide de la pertinence d’un investissement ;
  • L’enregistrement des données sur le processus d’adéquation est médiocre ;
  • Les entreprises s’appuient trop sur des outils de profilage de risque et d’allocation d’actifs mal conçus.

Quelques années après la publication de ces rapports, les régulateurs ont encore des inquiétudes concernant la conformité au profilage de risque (FCA, 2014).

Pourquoi la mise en œuvre du profilage des risques s’avère-t-elle si difficile pour les intermédiaires financiers ?

Suite aux rapports désastreux sur le profilage des investisseurs par les intermédiaires financiers, les régulateurs ont consulté les praticiens pour mieux identifier les difficultés de mise en œuvre de cette directive [6]. Certains facteurs sont énumérés ci-dessous :

  • Difficultés à appréhender et évaluer la notion subjective de risque.
  • Les clients considèrent ces questionnaires comme intrusifs, ennuyeux et chronophages.
  • Les conseillers financiers avaient auparavant mis en place, de manière formelle ou informelle, de telles procédures d’adaptation de la clientèle et ne comprenaient pas pourquoi ils devraient dépenser de l’argent et du temps pour les changer.
  • Ambiguïté des responsabilités dans le choix du produit en fonction des réponses au questionnaire.
  • Absence de formation des employés du service de clientèle sur les bases de la psychométrie, de l’économétrie et de l’économie comportementale qui rendent difficile la construction d’un outil conforme et scientifique.

La finance comportementale comme réponse au problème d’évaluation objective de l’adéquation d’un produit à un client

Des rapports récents des régulateurs et des chercheurs académiques ont encouragé l’utilisation des résultats de la finance comportementale pour résoudre le problème de l’évaluation de l’adéquation des clients pour les intermédiaires financiers. La finance comportementale inclut dans ses modèles des facteurs psychologiques qui influencent fortement les décisions d’investissement, contrairement à ce que la finance conventionnelle détient. Popularisée par les lauréats du prix Nobel Kahneman et Tversky dans les années 1970, l’économie comportementale a connu un grand succès dans le monde académique pour son application en finance, en droit et en économie. Cependant, l’économie comportementale a eu des applications limitées dans le domaine des affaires jusqu’à présent. Les rapports ci-dessous soulignent les avantages de l’utilisation de ces théories pour aider les conseillers financiers à mieux comprendre la psychologie et les besoins de leurs clients.

RESSOURCES

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