Les normes de comptabilité environnementales de l’Europe (CSRD) et internationales (ISSB) s’opposent sur un sujet majeur : la double-matérialité.
Dans un souci de standardisation de ces normes au niveau international, la vision européenne, plus détaillée, pourrait être menacée. Pourtant, c’est de celle-ci dont nous avons besoin pour réellement évaluer les performances environnementales des entreprises.
Que signifie le concept de double matérialité ? Quelle est la position de l’ISSB (International Sustainability Standards Board) à ce sujet, et en quoi cette vision est problématique ? Dans cet article, nous tentons de répondre à ces différentes questions.
Qu’est-ce que la matérialité ?
En comptabilité, la matérialité représente les règles à suivre pour décider si une information doit être prise en compte. Dans le système comptable financier actuel, une information est dite matérielle lorsqu’elle dépasse un « seuil de signification », aussi appelé « seuil de matérialité ».
Seuil de signification : « Montant au-delà duquel les décisions économiques ou le jugement fondé sur les comptes sont susceptibles d’être influencés. »
En pratique, on considère souvent que les « décisions économiques » influencées par les comptes financiers sont celles des investisseurs. En particulier des actionnaires, qui choisissent notamment d’investir ou non dans l’entreprise en fonction de ses résultats financiers. Ainsi cette vision tend à négliger l’importance et l’utilisation des documents comptables par d’autres parties prenantes (Etat, employés, clients, etc).
Dans le cadre de la comptabilité écologique (dite ESG), le maintien de cette vision de la matérialité pose particulièrement problème. En effet, certaines informations importantes d’un point de vue écologique ne sont pas matérielles au regard de la comptabilité financière. Par exemple, une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, ou du nombre d’accidents de travail dans un grand groupe n’impactera probablement pas les comptes financiers de manière significative.
L’introduction du terme de double matérialité
Face à cette conception de la matérialité, certaines organisations européennes, dont l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), ont alors proposé de distinguer deux types de matérialité pour la comptabilité écologique :
- Matérialité financière : « Un sujet de durabilité est matériel dans une perspective financière s’il entraine des effets financiers sur l’entreprise. »
- Matérialité d’impact : « Un sujet ou une information de durabilité est matériel dans une perspective d’impact si l’entreprise est connectée à des impacts potentiels ou réels significatifs sur des personnes ou l’environnement et est reliée à des sujets de durabilité sur le court-, moyen- ou long-terme. »
Pour différencier ces deux concepts, on parle aussi de matérialité outside-in pour la matérialité financière et de matérialité inside-out pour la matérialité d’impact.
Cette nouvelle conception permet de prendre en compte un nombre plus important d’informations environnementales et sociales et de s’assurer que certaines informations, importantes sur le plan de l’impact, ne sont pas négligées pour des raisons de matérialité financière.
La position du SASB
Le SASB (Sustainability Accounting Standards Board) est une organisation à but non-lucratif ayant pour objet de développer des normes comptables de durabilité. Le modèle suivi est celui de l’IASB (International Accounting Standards Board), l’organisme à l’origine des normes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards), couramment utilisées aujourd’hui en Europe.
De la même manière que l’IASB l’a fait pour les normes de comptabilité financière, un des objectifs du SASB est de standardiser les normes de comptabilité durable au niveau mondial, et notamment de standardiser la définition du concept de matérialité tel qu’ils le définissent.
« L’approche du SASB sur la matérialité est basée sur une définition traditionnelle, orientée financièrement et bien acceptée au niveau mondial : une information qui a une probabilité raisonnable d’être importante pour les investisseurs au moment de prendre des décisions d’investissement. »
Dans un souci de simplification et de standardisation, le SASB soutient donc l’utilisation d’une définition de la matérialité qui soit identique pour la comptabilité financière et extra-financière et qui soit équivalente à celle déjà utilisée en comptabilité financière aujourd’hui.
NB : Depuis juin 2022, le SASB fait partie de l’ISSB (International Sustainability Standards Board). Il s’agit d’une organisation qui combine plusieurs organisations qui existaient antérieurement (SASB, IRRC, CDSB).
La position de l’Europe face à la double matérialité
La position de l’Europe, quant à elle, est favorable à l’utilisation du concept de double matérialité, comme nous pouvons le voir dans les textes de loi relatifs à la publication d’informations extra-financières par les entreprises. On peut notamment voir que la proposition pour une directive CSRD reprend le concept de double-matérialité (ou « double importance relative ») précédemment introduit dans la directive NFRD (Non Financial Reporting Directive) :
« La directive NFRD a introduit l’obligation pour les entreprises de publier l’incidence des questions de durabilité sur leurs résultats, leur situation et leur évolution (point de vue interne), ainsi que l’incidence de leurs propres activités sur la population et l’environnement (point de vue externe). C’est ce que l’on appelle souvent la «double importance relative» («double materiality»).»
Conclusion
La définition du concept de matérialité est un enjeu crucial pour la comptabilité ESG. Ne pas prendre en compte la double-matérialité, c’est ignorer une grande partie des performances environnementales des entreprises. En Europe, la législation va dans le bon sens, mais au niveau international, l’IASB ne défend pas cette pratique et souhaite imposer des standards reposants uniquement sur une matérialité financière classique.