Biais cognitifs et prise de risque

La finance comportementale applique des résultats de psychologie au domaine de la finance, complétant ainsi les théories financières classiques. La finance comportementale soutient en effet que les comportements des agents économiques ne sont pas rationnels et s’écartent souvent de leur intérêt personnel : l’Homo Sapiens n’est pas un Homo Economicus. Nous avons des émotions. Nous sommes influencés par les autres. Nous avons des biais cognitifs. Cet article a pour but de vous aider à comprendre ces mécanismes psychologiques sous-jacents qui impactent nos décisions financières face au risque.

Comprendre les mécanismes cognitifs derrière les décisions financières

Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux en économie comportementale, utilise le paradigme suivant pour expliquer l’influence de ces biais. Selon lui, chaque fois que nous prenons une décision, nous utilisons l’un des deux systèmes suivant :

Notre Système 2 est délibératif, lent et laborieux. Nous utilisons ce système pour résoudre des problèmes analytiquement complexes tels que la multiplication 47 * 89. Même si nous pouvons être rapides sur ce calcul, nous sommes conscients du raisonnement que nous utilisons. Nous pouvons l’expliquer et en débattre.

Notre Système 1, au contraire, est intuitif, rapide et ne demande aucun effort. Nous l’utilisons lors de l’exécution de tâches automatiques telles que la conduite ou la résolution de l’opération 2 + 2. Ce n’est pas parce qu’elles sont automatiques que ces tâches ne peuvent pas être très complexe : un Business Angel peut avoir un bon feeling pour une start-up après quelques minutes de pitch, un expert en art peut reconnaître un chef-d’œuvre en une fraction de secondes. Bref, notre Système 1 utilise des raccourcis mentaux, des heuristiques et des automatismes plutôt qu’un raisonnement analytique. Il constitue ainsi un puissant outil de prise de décision rapide dans un environnement complexe. 

Inutile de dire qu’au quotidien, nous avons largement tendance à utiliser notre Système 1, bien plus efficace. Cependant, notre Système 1 est propice à de nombreux biais cognitifs dont il est utile de prendre conscience, notamment lorsque les conséquences de nos décisions peuvent être déterminantes pour notre avenir, comme nos choix d’investissement.

Qu’est-ce qu’un biais ?

Quel bâton est le plus long?

Le second ? Jetez un œil à nouveau! Mesurez-les! Le résultat peut surprendre…

Cette célèbre illusion d’optique illustre bien notre perception biaisée de notre environnement et notre tendance à faire plutôt confiance à notre intuition qu’à notre raisonnement. De la même manière, lors d’investissements immobiliers, nous allons particulièrement retenir le premier appartement que nous allons visiter. Son prix et ses attributs vont même devenir notre référence pour tous les autres appartements visités par la suite. Dès que nous trouverons la perle rare, nous mettrons tout en œuvre pour l’obtenir le plus rapidement possible, quitte à payer plus, alors que nous avons attendu 20 ans avant de nous décider à investir… Si notre collègue de travail, que nous n’aimons guère, est lui aussi sur le coup, nous sommes prêts à faire monter encore plus les enchères.

Bref, notre comportement d’investisseur, bien loin de celui de l’agent rationnel et individualiste défini par l’économie classique, est influencé par de nombreux facteurs psychologiques, appelés biais cognitifs.

Biais Description
Biais de familiarité Préférence pour investir dans des actifs nationaux plutôt qu’étrangers
Effet de disposition Tendance à conserver nos actions en baisse et à vendre nos actions en hausse
Effet de mimétisme Tendance à nous baser sur le comportement d’autrui pour prendre nos décisions
Excès de confiance Surévaluation de nos compétences
Heuristique de disponibilité Surestimation de la probabilité des évènements que nous venons de vivre ou qui ont forte valeur émotionnelle
Effet de dénombrement Tendance à dépenser plus lorsque la somme totale est divisée en petites sommes plutôt qu’en grandes sommes
Sophisme du joueur Tendance à penser que la probabilité future de gain est affectée par les résultats passés. “Nous venons d’obtenir 5 fois un “6” au lancer de dés…c’est notre jour de chance, parions plus! »
Il existe des dizaines de biais cognitifs. Ce tableau présente quelques biais courants dans les décisions financières.

Prise de décision risquée : avidité, peur et pessimisme

Imaginons que vous pouvez investir dans un pari où vous avez une chance sur deux de gagner 100€ ou 0€. Combien êtes-vous prêt à payer pour réaliser ce pari ?

Une stratégie possible d’investissement est de calculer la valeur de l’utilité espérée (UE) du pari et de n’investir qu’à condition que l’UE soit supérieure au prix du pari. Nous sommes néanmoins majoritairement averses au risque et ne sommes prêts à jouer que si l’UE dépasse 50€ dans cet exemple.

En outre, plus l’enjeu est important, moins nous sommes sensibles à une augmentation du résultat. Gagner un bon d’achat de 10€ représente une bonne affaire. Gagner 11 000€ au casino au lieu de 10 000€ en revanche ne nous rend pas beaucoup plus heureux. Ce premier paramètre psychologique nous amène à considérer que l’utilité attribuée aux gains financiers est souvent concave. Nous sous-estimons les gains et notre utilité marginale est décroissante.

Et si je vous demandais maintenant de choisir entre payer 50€ et réaliser un pari où vous avez une chance sur deux de gagner 100€ ou rien ? Dans ce cas-là, la plupart d’entre nous préfèrent parier. Il y a en effet l’espoir de ne rien perdre, donc nous tentons notre chance. Nous serions même peut-être prêts à jouer pour 25€. Nous avons en effet en majorité peur de perdre. En moyenne, nous sommes deux fois plus sensibles aux pertes qu’aux gains. De plus, nous sommes beaucoup plus sensibles à un changement dans les petites pertes que dans les grandes. Si on s’attendait à payer 10€ pour un repas, et qu’on reçoit une addition de 20€, nous pourrions nous énerver. Mais si nous achetons une maison 1,1 millions d’euros à la place de 1 million, cela n’aura vraisemblablement que peu d’importance. Pour résumé, notre évaluation des pertes est souvent convexe. L’aversion à la perte est l’un des concepts les plus fondamentaux dans nos décisions financières.

Nous sommes également plus ou moins optimistes et confiants dans nos décisions financières. Si vous conduisez une voiture pour la première fois et que l’on vous dit que plus d’un million de personnes meurent chaque année d’un accident de la route, vous allez probablement avoir peur et surestimer la probabilité qu’un accident survienne. Au contraire, si vous êtes un conducteur expérimenté, vous serez surement trop confiant et sous-estimerez cette même probabilité.

La théorie des perspectives est un modèle de prise de décision risquée qui inclut ces différents facteurs psychologiques. Développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky, cette théorie est au cœur de la finance comportementale.

Les algorithmes de Neuroprofiler évaluent les paramètres de la fonction d’utilité de la théorie des perspectives grâce à un questionnaire adaptatif. L’objectif est de mieux comprendre les préférences et les biais des investisseurs en matière de risque afin de leur proposer les services et les produits les plus adaptés.

Je suis biaisé : est-ce grave ?

Le constat à l’origine du développement de la finance comportementale est que nous ne nous comportons pas de manière rationnelle et optimisée, par opposition aux théories classiques. Nos décisions sont fortement influencées par nos émotions, la pression sociale et nos biais cognitifs. Nous préférons utiliser l’heuristique plutôt que la délibération. Ces raccourcis mentaux sont souvent présentés comme étant mauvais et nous empêchant d’être rationnels. L’heuristique est cependant un terme large, qui recouvre de nombreux mécanismes cognitifs différents. Même le terme « rationalité » n’est pas toujours évident : s’agit-il d’un écart par rapport à la maximisation du profit individuel ? de la logique ? de la sagesse ? de la réalité ? d’un optimum évolutif ?  

Pour certains biais, comme les erreurs logiques, la réponse est assez évidente : ils conduisent à des erreurs mathématiques et nous ferions mieux de nous en débarrasser.

Pour d’autres, la réponse est plus difficile.

Regardons la question de la prise de risque. La prise de risque dépend de l’aversion à la perte, de l’appétence aux gains et de l’optimisme. En d’autres termes, elle dépend des risques que nous sommes prêts à prendre pour gagner plus, perdre moins et de la manière dont nous percevons les issues. L’aversion à la perte et l’appétence aux gains sont des questions de préférence. Vous allez refuser de parier avec un ami, même si vous êtes presque sûr de gagner, parce que vous savez que vous détestez perdre. Vous faites ce choix délibérément. Ce n’est pas rationnel ou irrationnel. Certaines préférences pourront évidemment être plus ou moins adaptées en fonction de la situation. Si vous êtes médecin, l’aversion à la perte est indispensable : vous avez des vies entre vos mains. Si vous êtes gestionnaire de patrimoine, vous devez vous adapter aux préférences de vos clients. Si vous êtes trader, la neutralité sera sûrement le meilleur moyen de maximiser l’utilité espérée.  Mais tout ceci peut bien sûr être remis en cause par des contraintes externes comme la gouvernance d’entreprise, les bonus ou la concurrence. En bref, l’aversion à la perte est davantage une question de préférences personnelles, de personnalité ou de sagesse.

Pour la déformation des probabilités, la question est plus délicate. Nous ne choisissons pas vraiment de surestimer les petites probabilités et de sous-estimer les grandes. Ce n’est pas une question de préférences et il est difficile de nous en empêcher. Sommes-nous irrationnels si nous le faisons ? Ici encore, la réponse n’est pas simple. Oui, nous le sommes, car nous avons une mauvaise perception de la réalité. Cependant, la distorsion des probabilités peut être utile dans la pratique. Si vous êtes un entrepreneur, un peu d’optimisme peut contribuer à inspirer votre équipe. L’heuristique « si je ne suis pas sûr, disons qu’il y a 50% de chance » peut être efficace pour prendre des décisions rapides.

Qu’en est-il de la mémoire, de la causalité ou des préjugés sociaux ? Est-il irrationnel de généraliser à partir de nos expériences passées, de préférer collaborer avec des gens qui nous ressemblent, de punir les profiteurs même si cela coûte cher ? De tels préjugés ont souvent un sens du point de vue de l’évolution. L’utilisation de nos expériences passées nous aide à prendre des décisions lorsque nous manquons d’informations. Faire confiance à nos proches et punir les passagers clandestins aide la tribu à survivre.

De nombreux biais cognitifs sont des heuristiques ou intuitions qui peuvent être efficaces pour prendre des décisions rapides et axées sur les résultats dans un environnement complexe et incertain. Mais leur solution est souvent approximative. Lorsque nous avons le temps et l’accès à plus d’informations, une pensée réfléchie et délibérée est souvent une meilleure option.

Ressources

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